Le contexte

Dans tous les esprits subsiste la honte de 1870, il faut montrer au monde entier que la France possède les moyens de mener un jour le Pays à la victoire. Offrant un transport rapide des troupes et du matériel, le réseau ferroviaire, mal utilisé en 1870, devra s'adapter aux impératifs militaires pour faciliter la concentration des troupes.

Le système « Decauville » va ainsi être testé sur le terrain ; une locomotive et des wagons utilisant une voie étroite de 60 cm qui suscite tout l'intérêt des armées et des ingénieurs militaires.
A travers des manoeuvres exécutées à grande échelle, de la manière la plus fidèle, les militaires vont tenter de démontrer l'efficacité réelle de ce nouvel « art de la guerre ». C'est dans l'Est de la France, à Langres, en Haute-Marne, que va ainsi se dérouler pendant l'été 1906 la plus grande manoeuvre militaire depuis la défaite de 1870.

Langres en ordre de bataille

En août 1906, 30 000 soldats prenaient part à l’assaut ou à la défense du bouclier fortifié de Langres. Une démonstration qui devait permettre à l’armée tricolore de prouver sa capacité à emporter la « Revanche ».

Une marée garance et bleu-horizon se déverse le 19 août 1906 en gares de Langres, Chaumont, Rolampont et Foulain. Les 18 trains affrétés pour l’occasion y acheminent plus de 17 000 soldats à proche distance de ce qui va leur servir de terrain d’entraînement pendant près de trois semaines.
Ils seront finalement 30 000 à prendre part « aux plus grandes des manœuvres organisées en France entre 1870 et la Première Guerre Mondiale ».  Ces grandes manœuvres nationales rappellent pourquoi l’état-major français tricolore a eu l’idée, à la fin du XIXe siècle, de faire du train une arme moderne.

Car telle fut bien la justification des manœuvres de forteresses de l’été 1906 : tester grandeur nature 30 ans de théories échafaudées autour de ce qui, à l’époque, constituait le meilleur moyen d’acheminement des charges lourdes. Ravitailler sa ligne de front en obus et en vivres n’était, a priori, pas si saugrenu que ça. « Ce sont les Français qui, les premiers, ont imaginé assiéger des forteresses en posant des rails pour acheminer du matériel lourd au plus près des positions ennemies ».

 

Deux jours de salves

Dans l’esprit des généraux français, l’utilisation du train répond alors à une visée offensive. Elle s’inscrit dans la « Revanche » qui anime le pays depuis 1872 et l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Ballet rodé, les manœuvres de 1906 sont aussi un formidable coup de communication dont le message est on ne peut plus clair en ces temps revanchards. L’armée française entend prouver l’invincibilité qu’est censée lui prodiguer l’alliance du chemin de fer et de l’artillerie. Jamais pourtant la Grande Guerre ne lui offrira la possibilité de mettre à profit cette modernité.

Conçue dans une visée offensive, l’utilisation du train va se révéler bien inutile dans un conflit qui très vite, s’est enlisée dans les tranchées. Les manœuvres de l’été 1906 allaient, dès lors, rester comme un fait sans précédent… et sans prolongement.

Pourquoi Langres ?

Le choix de la région langroise pour y organiser les manœuvres de forteresse de 1906 tient à trois faits.
- D’abord sa situation géopolitique. Depuis 1872, la place-forte lingonne est à environ 120 km de la frontière. En cas de tension avec l’Empire allemand, il aurait donc été facile pour les troupes en exercice de rejoindre les places-fortes de Verdun, Toul, Epinal et Belfort.
- Le second intérêt d’effectuer un siège de forteresse sur le plateau de Langres tenait à la topographie. Varié, le terrain permettait d’y pousser l’utilisation du train à son maximum et la création d’une ceinture de forts après 1872 était toute indiquée pour s’y essayer à l’assaut d’une place-forte.
- La troisième raison tenait directement au but premier des manœuvres, à savoir utiliser le train pour soutenir une offensive. Depuis 1857, une voie ferrée reliait Paris à Mulhouse, via Chaumont et Langres.

 

Un train pas comme les autres

Le matériel ferroviaire testé par l’armée en 1906 diffère nettement de celui généralement employé dans le civil. Dix-huit ans plus tôt, le ministre de la Guerre a validé l’utilisation de voies de 60 cm de large, contre 1 m en temps normal. Imaginé en particulier par l’ingénieur Paul Decauville – à qui il doit son nom -, ce système a pour intérêt d’être rapide à mettre en œuvre. Peu de soldats sont nécessaires pour établir les voies ferrées, dont l’étroitesse offre une grande stabilité au matériel roulant.

Préfabriquée – livrés en modules, ses rails et traverses sont solidaires -, la voie ferrée est utilisée par des locomotives à vapeur d’un poids de 10 t, conçues pour grimper des pentes jusqu’à 10 cm par mètre. Sa mise en place débute quinze jours avant le commencement effectif des manœuvres. La gare de Foulain joue le rôle d’interface avec d’un côté, le chemin de fer à voie normale, et de l’autre, celui à voie étroite. Une première équipe déblaie le passage de la voie sur une dizaine de centimètres de profondeur. La seconde le nivelle avant que les locomotives n’amènent les rails sur place, qu’il ne reste alors qu’à emboîter. Au total, le circuit ferroviaire mis en place depuis Foulain et via le parc d’artillerie de Villiers-sur-Suize devait permettre d’acheminer jusqu’à 900 t d’obus par jour vers la ligne de front. Ceci grâce à 50 trains, à comparer aux 2 500 voitures à deux chevaux qu’il aurait fallu mobiliser pour le même travail…

 

Deux armées pour un scénario

Conçu pour tester l’efficacité du train, le scénario des manœuvres repose sur l’affrontement de deux camps. Côté attaque et venus de la vallée de la Marne, 26 000 hommes ont pour mission d’investir Langres depuis le nord, le sud et surtout, l’ouest. Constituée d’unités de l’artillerie et du génie, cette armée de siège progresse vers la place-forte grâce aux efforts de l’infanterie et de la cavalerie.
Défendue par environ 4 000 hommes, La Citadelle de Langres et sa ceinture de forts sont à portée de l’artillerie de siège au dixième jour des manœuvres. Approvisionnée par la voie ferrée établie depuis Foulain, les canons peuvent commencer l’assaut. Les 4 et 5 septembre, un déluge d’obus s’abat sur l’ouvrage fortifié du Fays et les retranchements spécialement aménagés à Saint-Ciergues, au lieu-dit du Virloup.

Une logistique hors du commun

Assurer le quotidien de 30 000 hommes pendant 18 jours n’a pas été le moindre des défis posé par les manœuvres d’août 1906.

L'hébergement a demandé la création d’une centaine de camps, la plupart à proximité de la Suize. Une armée aux allures de tribu indienne, avec sa multitude de tentes blanches déployées dans les champs. Nombreuses également ont été les réquisitions de logements auprès des habitants.
La plupart du temps sans problème, mis à part au terme de l’exercice quand plusieurs larcins – pour l’essentiel des fagots de bois et des meubles de paille – entraînent un certain nombre de doléances de la part des « locaux ». Ces dernières s’accumulent tant que leurs victimes adresseront des pétitions au ministre de la Guerre. Les maires évaluent, quant à eux, les dégâts de voirie causés par les militaires, mais l’Etat ne les dédommage qu’à hauteur d’1/8e du total demandé.

Le ravitaillement des troupes est l’autre aspect essentiel de la logistique mise en œuvre. Le train joue, là aussi, un rôle primordial, en permettant d’acheminer la totalité des denrées vers les cuisines des différents camps. L’armée organise également des réquisitions du bétail, qu’elle délocalise dans le Bassigny pour ne pas davantage pénaliser la zone où se déploient les manœuvres.  Mais la principale difficulté à affronter concerne l’eau. Très sec, l’été 1906 a obligé à assurer un ravitaillement à l’aide de quinze camions-citernes envoyés depuis Paris.

Un événement médiatique

L’Aurore, Le Petit Journal, Le Figaro, L’Illustration… Pas un des plus gros tirages de la presse du début du XIXe siècle ne manque la démonstration de force que doivent incarner les manœuvres à Langres.

Du côté de la presse locale, Le Petit Haut-Marnais se fend chaque jour de plusieurs colonnes qui relatent l’événement dans ses moindres détails. Chaque titre national dépêche ses envoyés spéciaux en voiture, tandis que l’armée comprend tout l’intérêt qu’elle peut tirer de la presse pour rassurer l’opinion sur la puissance.
Les généraux sont servis en cela par la complaisance des journalistes, qui se voilent les yeux et se bouchent les oreilles lorsque leur arrivent des renseignements concernant certains matériels ultra-modernes.

Le canon de 155 mm par exemple, que l’armée tricolore utilise pour la première fois. Cette presse de propagande annonce déjà l’élan d’unité et d’optimisme qui huit ans plus tard, accompagnera l’engagement du pays dans la Première Guerre Mondiale.

Un bon filon commercial

Au moins 160 cartes postales ont été publiées au sujet des manœuvres de forteresse. 

Leur tirage est estimé… « à 100 000 exemplaires. » Etonnant pour un événement qui a duré moins de trois semaines. A première vue du moins, car les 30 000 soldats mobilisés étaient autant de consommateurs de cartes postales.
Faute de téléphone et d’Internet, les liaisons postales demeuraient alors l’unique moyen pour communiquer avec ses proches. Un bon filon pour les éditeurs de cartes postales. Le tirage des cartes postales consacrées aux manœuvres de 1906 est estimé à 100 000.

Toute l'histoire des fortifications de Langres